Quand l’amour est un mystère…. codé

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Durant la Première Guerre mondiale, dans un climat régnant de suspicion, la censure des correspondances adressées à tout militaire en campagne est établie dès la mobilisation. Celle-ci s’applique de façon aussi stricte au courrier allant en direction du front qu’à celui qui en provient. Mais cette censure est également dirigée contre des civils et notamment ceux des territoires annexés comme l’Alsace-Lorraine et réfugiés en Ardèche. Otto, César et Maurice l’ont subie.

 

Le 27 novembre 1914, le secrétaire général de la préfecture de l’Ardèche adresse un courrier au préfet dans lequel il lui signale et lui demande son avis à propos de trois cartes postales codées destinées à trois Alsaciens évacués à Largentière : « Ces cartes ne sauraient être remises rédigées comme elles le sont avec des chiffres énigmatiques ». Ces cartes destinées à Otto Iltis, César Ehret et Maurice Fischmuster sont signées Marguerite Boissier, Antoinette Blanc et Louise Ranc. Ces femmes sont sans doute originaires de Largentière ou de son arrondissement comme peut l’attester l’enveloppe oblitérée de cette localité (gardée dans le dossier) et envoyée à Otto.

 

Les trois Alsaciens figurent effectivement dans la liste alphabétique des 129 Alsaciens-Lorrains évacués à Largentière et logés dans cette ville, établie par le maire de Largentière le 22 novembre 1914. Otto, âgé de 17 ans, est tailleur de pierre, César, 18 ans, est journalier et Maurice, 41 ans, est voiturier[1].

 

Comment se sont rencontrés ces personnes, nous ne le savons pas, mais ces trois cartes sont des cartes intimes qui dévoilent des sentiments juvéniles explicites au verso des cartes. Quand Louise et Marguerite parlent de « douce (sic) caresses », Antoinette envoie « mille baisers ». Au recto de la carte, les premières émotions de l’amour de ces femmes pour ces hommes sont symbolisées par les branches de lilas posées dans un seau au pied d’un couple, homme et femme, se tenant au pied d’un escalier et d’un demi pilier sur lequel s’appuie la jeune femme. Sur le recto, est aussi annoté au crayon à papier, sur un bras de la jeune fille « baisers » et sur l’autre son prénom. Sur la robe de la femme on peut lire « nous gardons nos chèvres ensemble et nous pensons à vous » et « elle est jeune hein et il est jeune hein » sur le haut de la carte. Enfin, de façon très légère, la bouche de la femme est reliée à celle de l’homme par un délicat trait de crayon avec le mot « mimi » écrit sur le cou ou sur le col du corsage de la femme.

 

Ces missives sont énigmatiques sur deux points : deux cartes sont écrites sur le même modèle, avec les mêmes fautes d’orthographe, la même encre – noire - et la même graphie, comme si une même femme avait écrit ces deux cartes. La carte envoyée par Antoinette est différente des autres, écrite à l’encre bleue. Mais le plus intrigant est le codage de ces cartes en chiffres arabes mais avec la transcription juste au-dessus de chaque mot dans la même graphie et avec la même encre que celle utilisée par les chiffres. Peut-être qu’il ne s’agissait que d’un amusement pour les femmes et qu’elles ont préféré transcrire elles-mêmes leur message pour écarter la censure. Pourquoi dans ce cas-là ces cartes ont-elles été interceptées par les autorités ? D’autant qu’il est facile de décrypter le code et de s’apercevoir que ces cartes n’ont rien de dangereux. Chaque lettre de l'alphabet est remplacée par son équivalent selon la grille suivante : le chiffre 1 correspond à la lettre a, le 2 à b et ainsi de suite. Le mystère reste entier.

 

Ces cartes ayant été trouvées dans les archives de la sous-préfecture de Largentière, il est probable qu’elles n’ont donc pas été distribuées à leurs destinataires. Les jeunes filles n’ont alors sans doute pas rencontré leur amoureux le dimanche, comme elles le souhaitaient.  L'autorité publique aurait-elle mis un frein à trois belles histoires d'amour ? 


[1] Liste alphabétique des Alsaciens-Lorrains évacués à Largentière et logés dans cette ville (22 novembre 1914). Archives départementales de l’Ardèche, 1 Z 716.