12 août 1944 : la libération de Privas, première préfecture de France libérée par la Résistance - Troisième partie

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Jacques de Méaudre de Sugny dit Loyola (1910-1986) remplace donc le « préfet déchu » de Vichy, Jules-André Mariacci installé en septembre 1943. Ce dernier « mis en disponibilité avec traitement » contresigne le procès-verbal d’installation de son successeur. Si « son attitude à l’égard de la Résistance n’avait motivé aucune sanction », et malgré le fait qu’il soit anti-vichyssois, le maintenir à son poste était impossible1 ». Il fallait trouver quelqu’un qui fasse consensus pour le remplacer.

De Sugny avait été président du Comité local de libération de l’éphémère « République d’Annonay » lorsque le 6 juin 1944, l’AS et les FTP avaient déclenché l’insurrection pour investir la ville à l’annonce du Débarquement de Normandie. Le 13 juillet, replié à Saint-Agrève après la bataille du Cheylard, le CDL lui avait confié une nouvelle mission : assurer la liaison entre le CDL et l’état-major FFI qui venait de se constituer. Le nouveau « chargé d’affaire préfectoral » a donc de l’expérience en matière politique et il ne laisse pas indifférent. Pierre Fournier dira de lui qu’il était venu « foutre la pagaille » à Annonay : « par l’exercice de son étrange dynamisme et de son indéniable pouvoir de domination (de persuasion), il avait failli attirer sur la ville une catastrophe2». Louis-Frédéric Ducros le voit comme « un non-conformiste, avec des goûts d’indépendance et un penchant pour l’aventure3 » qui n’hésite pas, pistolet automatique à la ceinture, à récupérer 60 millions en grosses coupures à la Banque de France dans deux sacs à pommes de terre pour faire face aux problèmes de ravitaillement du département4. Pour Yves Farge, c’est « un homme aux yeux brillants, à l’intelligence vive et au cœur sur la main, un ascète de la résistance5 ».

Si Jacques de Sugny n’est resté en fonction qu’une quinzaine de jours, il a tenu pour le CDL une sorte de journal de bord des principaux événements qui suivirent sa nomination. Ainsi, au lendemain de la déchéance du préfet Mariacci, il décide que cet « ancien préfet restera à Privas jusqu’à nouvel ordre. J’ai eu de longs entretiens avec mon prédécesseur pour savoir à peu près ce que faisait un préfet6». Ses premières mesures mises en place concernent l’abrogation des lois sur les juifs, l’augmentation du personnel préfectoral de 250 francs, la distribution de 50g de beurre à la population, l’épuration du personnel préfectoral. Le 15 août 1944, il reconnait qu’il s’appuie sur « les conseils d’un employé de la préfecture, qui était un homme de Vichy, ce qui fait que je ne me rends pas compte du tout si les opérations sont bien ou mal faites7». Il doit faire face à des difficultés insurmontables : « les problèmes de ravitaillement émergent. Mon administration est très entravée par le manque de transports et la destruction des infrastructures. L’électricité à Privas reste une question insoluble (18 août). Le 3 septembre : « Il nous faut du charbon, mais le charbon ne peut venir que par fer, et un très grand pont est coupé entre Annonay et Saint-Etienne. Il faut deux mois pour le réparer. J’ai demandé aux militaires des camions, j’ai eu une camionnette […].» Le 23 août, il signale la situation dramatique de la vallée du Rhône : « Un assez grand nombre d’Allemands épars essayent de faire leur route jusqu’au fleuve, certains de leurs chefs tentent de se rendre, la Milice et la Gestapo qui sont dans les lieux les en empêchent […]. On se bat dans les rues de Tournon, Le Teil est occupé par une division allemande, Bourg-Saint-Andéol est entre deux feux, Saint-Péray est en pleine bataille […]. » Le 1er septembre : « La vallée du Rhône n’est qu’une ruine, qu’il faut déblayer pour retrouver les cadavres.» Et que faire des prisonniers ? « Vous savez que nous avons près de 2 000 prisonniers allemands. On m’en réclame de tous côtés pour les faire fusiller car arrivent des informations de l’intérieur où ils ont commis les pires atrocités8. » Sur le plan politique, la situation n’est guère meilleure, le samedi 2 septembre 1944, Jacques de Sugny constate : « la situation politique est très confuse. Le gouvernement ne s’est pas encore affirmé à Paris, notre Commissaire de la République est défaillant, personne ne sait où il va. Notre devoir est de pousser en avant le plus fort possible dans le sens de l’esprit qui nous animait pendant l’Insurrection. »

Mais la veille, les troupes de la première Armée française débarquée en Provence le 15 août 1944 sont arrivées à Privas et le commandant Girard a apposé sa signature sur le procès-verbal de Jacques de Sugny en précisant : « 1er officier français de l’Armée d’Afrique entrée à Privas à la tête de ses troupes ». C’est le retour à la « normalité » et la fin des « particularismes locaux », les FFI doivent rentrer dans le rang. Jacques de Sugny le pressentait lorsqu’il écrivait dans l’un de ses rapports journaliers au CDL : « Autour de nous, les libérations se généralisent, nous ne sommes plus une île déserte. L’installation du Commissaire régional ne saurait tarder, et avec elle l’entrée en vigueur des instructions d’Alger. D’ores et déjà, je ne reconnais plus la liberté d’action des temps héroïques, je me sens de plus en plus tenu par les textes qui fixent les pouvoirs des Délégués du gouvernement provisoire9. »

Les effets ne se font pas attendre. Il doit renoncer à son poste de « préfet de la Résistance » au profit de Robert Pissère dont la nomination a été confirmée par le commissaire de la République, Yves Farge, et ce, malgré les protestations du CDL. Robert Pissère prend ses fonctions officiellement le 5 septembre. Une page est tournée au sens propre et figuré car dans le registre des procès-verbaux d’installation du personnel administratif, juste après le feuillet nommant Loyola, on peut lire : « Ce jourd’hui, Premier septembre 1944, s’est présenté devant nous, Président du Comité départemental de Libération nationale M. Pissère Robert, nommé préfet de l’Ardèche par arrêté du 17 août 1944 du Commissaire régional de la République, lequel après lecture de l’arrêté le concernant, a été déclaré installé dans ses fonctions à compter de ce jour. ». Suivent les signatures de Robert Pissère et de Jean Beaussier, président du CDL. Peu importe ce décalage chronologique, les dates ont été visiblement modifiées sur le procès-verbal d’installation car symboliquement Pissère devait entrer en fonction le jour même de l’arrivée des troupes françaises à Privas. Pourtant, ce 1er septembre, Jacques de Sugny est toujours en fonction. Dans son rapport au CDL10, il note qu’il a bien reçu Pissère auquel il a « loyalement exposé la situation » et que de ce fait, « Pisseyre n’a plus maintenant aucune envie d’être préfet de l’Ardèche ». Et de conclure : « Je n’ai pas l’impression que ce jeune homme soit extrêmement qualifié pour mener une telle tâche… ».



1Rapport sur l’attitude politique des fonctionnaires de l’administration préfectorale en fonction de 1939 à la Libération en date du 29 octobre 1944. Archives départementales de l’Ardèche 72 W6 07.

2CHAIX, Bruno, L'occupation allemande en Ardèche (1942-1944) et la retraite de la Wehrmacht du Midi de la France en août 1944, éditions Mémoire d’Ardèche et Temps Présent, 2017, p. 74 en faisant référence à un témoignage de Pierre Fournier fait à Sylvain Villard en 1993.

3 DUCROS, Louis-Frédéric, Montagnes ardéchoises dans la guerre, tome II, p. 35.

4Ibid, p. 292.

5Ibid.

6Rapport journalier de Jacques de Sugny dit Loyola, 1er préfet de la libération au CDL du 13 août 1944 au 3 septembre, Archives départementales de l’Ardèche 70 J 17.

7Rapport journalier de Jacques de Sugny au CDL, op cit.

8Rapport journalier de Jacques de Sugny au CDL, op cit.

9Rapport de jacques de Sugny au CDL vers le 20 septembre 1944, Archives départementales de l’Ardèche, 70 J 17 1.

10Rapport de jacques de Sugny au CDL daté du 1er septembre 1944, Archives départementales de l’Ardèche, 70 J 17 1.